L'épopée de Thierry, drapier de Mirecourt

Publié le par Karolvs

A la fin d'octobre de l'année 1476, le duc de Lorraine René II ne peut plus tenir la campagne contre Charles le Téméraire ; il répartit ce qui lui reste de troupes dans les principales places de Lorraine et en confie le commandement à ses capitaines, et passe en Suisse pour y solliciter le secours qui lui avait été promis par les cantons après la bataille de Morat.

Pendant ce temps, le duc de Bourgogne presse le siège de Nancy. Les habitants de la ville sont réduits à la dernière extrémité : déjà ils avaient envoyé vers le duc René un sieur Pied-de-Fer pour lui exposer leur triste situation. Ce messager leur avait promis de rapporter des nouvelles mais, arrivé à Rosières, après avoir vu le duc, il n'avait osé traverser de nouveau le camp des assiégeants, et les pauvres habitants, voyant que le terme du retour était déjà passé, avaient décidé l'envoi d'un nouveau messager vers le duc.

Voici ce qu'en dit l'auteur de la Chronique de Lorraine 1 


     Les capitaines Menaut et Gratien (d'Aguerre) et les altres, cerchoient por en treuver ung. Un nommé Thierry, drapier, que de Mirecourt estoit, lequel dict :
- Messeigneurs, à l'ayde de Dieu, se vous voliez, je iray et dedans 8 jours, à plus tard, je vous jure que céans retorneray.

Dirent les capitaines :
- Se le faictes, de nous tous le bien aymé serez, et de Monsieur li duc des biens assez aurez. Dictes-moy ce que à duc voliez mander ? Lettre n'emporterez ; ains de bouche luy direz comment nous sommes en grandes nécessiteys : plus que mangier n'avons que chairs de chevals, de chiens, chats, rats. Premier, à luy un million de foys nous recommanderez, et luy dictes que un messagier vers luy aviens envoyé por luy advertir nostre paureté ; ains la responce n'avons eu.  
Dict le dict Thierry :
- je vous promets bien, tout luy sçauray conter, et toutes nouvelles du secours vous rapporteray, à l'ayde de Dieu, céans à ce Noël je seray.

    
Les capitaines 4 florins luy donnirent por luy despendre par le chemin ; à Dieu tous les recommanda. A heure de minuict hors de la ville saillit, tout parmy le siège, tout secrestement traversa, sans ce que il y eust nuls que mot luy dict : tant cheminit que à Rousières2 vient, demanda à capitaine que il eust guide por le mener jusque à Lunenville3 . Le capitaine tantost luy livra VI compaignons que le menirent à dict Lunenville, là print son respas. Hastivement par nuicts et par jours a tant cheminé que à Suricque4 est arrivé : hastivement vers li duc est allé, a treuvé le duc, humblement l'a salué, se luy a dicl :
- Monseigneur, tous les gentilshommes, grands et petits, hommes et femmes que sont dedans Nancey, à vous humblement s'ont recommandez.
     Li duc luy demanda combien y avoit que il estoit parti ?
- 5 jours y a.
     Li duc luy demanda comment tous se portoient.
- Monseigneur, le vray vous diray : ils sont en grande paureté, il n'y a jay III sepmaines que ils n'ont quasi que manger, ils ne mangent que chair de chevals, chiens, chats, rats; se bientost par vous ne sont secourus, ils sont tout deslibérés d'eulx rendre, ou à heure de minuict, de tous en aller. Aussy, Monseigneur, un messagier avoient envoyé nommé Pied-de-Fer, et debvoit dedans retorner, nouvelles de luy n'ont oy, c'est cela cause parquoy vers vous me ont envoyé, et leur ay promis, à l'ayde de Dieu, de tout ce que vous me direz, dedans 4 jours, à plus tard, leur rapporteray.
- Thierry, mon amy, lettre n'en reporterez : venez avecque moy, je vous montreray l'armey que me doibt secourir ; ains encore ne sont-ils pas tous ensemble. J'ay espérance, à l'ayde de Dieu, de leur donner secours dans Noël, Thierry, vous veez de quoy vous leur direz ; tenez, vêla 10 florins pour vous retornei, se à tous me recommanderez, et leurs dictes de tenir que fassent bon debvoir. Se Dieu me donne victoire contre mon ennemy, à tous leur feray des biens. Thierry, mon amy, faictes bon debvoir de les advertyr, croyez que se mon pays peulx recouvrir, à tous jours vous seray tenu ; se me demandez chose raisonnable, de moy l'aurez, tant que je viveray, ne vous oublieray.


     Ledict Thierry luy promit de rentrer dedans, et bien trouveroit la manière, ledict, congié print, et commanda à Dieu li duc, ledict s'en vient tant par nuicts que par jours, jusques à Sainct-Nicholas5 est arrivé. Quant à dict Sainct-Nicholas est arrivé, s'en allit vers un sien bon amy que bon Loherain estoit, a quel il demandit un reuchat6 et un viel chapeau et une serpe. Quand il fut forny de tout, se mit en chemin, lequel se vient bouter en Solrup7 ; avecque sa serpe feit une fouée8 de boys tant que il povoit porter, se en vient droict à l'hospital. Les Bourguignons luy commencèrent à demander se il volloit vendre sa fouée :
je le voldrois ; ains il est asseur, jay il y a 4 jours que un de là sus l'a asseuré et tous les altres a heu, parquoy luy ay promis de luy porter : sus ces paroles, on le laissit aller. 
    
Quand il vient à l'endroict de la maison le recepveur Georges, feit semblant de soy reposer. Véant que il estoit où il se demandoit, mit jus sondict boys, tout subitement es fossés s'en allit, cryant : Vive Loherenne! Les gardes brief le receurent.




     Les Bourguignons tous furent esmeus. Incontinent d'artyllerie grands cops ceulx de la ville sus eulx tirèrent ; leur fut force que dans leurs tranchiés se coichissent. Ledict Thierry bien joyeusement en la ville fut mené, tout premièrement que nouvelles voulust conter, dedans Sainct-Georges s'en allit grâces à Dieu rendre et à Monsieur sainct Georges de ce que des Bourguignons eschappé estoit. Après sa dévotion faicte, devant tous les capitaines fut mené, leur commencea à conter comment li duc grande chière faisoit, et que à tous, mil foys se recommandoit.
- Bien est adverty de vostre paureté, croyez de vray, je a veu de quoy les Suysses grande airmey font assembler, ja en ay veu plus de dix mil, je le vous certiffie. Li duc m'a dict et promis que je vous dise que, à plus tard, dedans VIII jours, toute l'armey ensemble sera, et à toute diligence vous viendra secourir. Se Dieu luy donne victoire, des bons services vous aura tousjours en mémoire. Tous furent si joyeux des nouvelles, que tous grand couraige en eulx eurent ; prindrent patience des pauretés que ils souffraient, et de bien eulx deffendre jusque ad ce que ils le voiraient. 


Thierry fut dignement récompensé et le prince lorrain tint la parole que, d'après la Chronique, il lui avait donnée en Suisse. René redevenu maître de ses Etats, il le nomma prévôt de Mirecourt :


"Le XIIème jour de janvier mil IIII C LXXVI9, 
Monseigneur le duc donna à Thierry le drappier l'office de prevosté de Mirêcourt, et ce pour la cause que, pendant le siège que tenoit le duc de Bourgogne devant Nancy, ledit Thierry a entré et yssu de ladite ville pour avertir mondit seigneur".


Chacun connaît la suite : le duc René  est arrivé avec l'armée de secours ; la bataille devant Nancy a eu lieu de 5 janvier 1477 ; Charles le Téméraire y trouva la mort.


Le duc René II réoccupe la ville de Nancy, rendue par les Bourguignons.
Gravure tirée de "Liber Nanceidos" (Nacéide) de Pierre de Blarru (1437-1508).





1-l'auteur de la Chronique de Lorraine est très probablement Chrétien de Chastenoy, secrétaire du duc René
2-Rousières : Rosières (-aux-Salines)
3-Lunenville : Lunéville
4-
Suricque : Zurich
5-
Sainct-Nicholas : Saint-Nicolas–de-Port
6-
Reuchat, rouchot, habit de toile ou de drap.
7-
Solrup : Saulrupt
8-une fouée : un fagot 
9-le changement d'année se faisait alors à Pâques ; on est dont en 1477 selon notre calendrier actuel


 

Publié dans De Clovis à René II

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K
René est le duc qui est resté dans l'histoire pour avoir été le vainqueur de Charles le Téméraire, et Stanislas pour avoir été le dernier duc de Lorraine.
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A
On ne retient que Stanislas comme duc de Lorraine, pourtant René II me semble avoir été beaucoup plus important, non ?
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C
Bonjour Karolus,<br /> <br /> Cette gravure tirée du "Liber Nanceidos" (La Nancéïde) de Pierre de Blarru (1518 ? non ?) est extraordinaire... observez le bandeau de décoration sous la scène du duc René II qui réoccupe la ville de Nancy ! On observe les mêmes motifs sur des frises sculptées à la base de balustrades dans les collatéraux et les croisillons du transept à la cathédrale Saint-Étienne de Toul (style architectural gothique flamboyant, fin du XVe siècle et début du XVIe) ! On a du mal à les dater avec précision et sur cette gravure, on pourrait désormais imaginer les sources d'inspiration de l'artiste qui a travaillé à la cathédrale !!!<br /> <br /> A approfondir...<br /> <br /> Merci beaucoup et bravo pour votre blog sur l'histoire de la Lorraine ! Au plaisir de vous lire...<br /> <br /> Vincent, alias "Carpinien" au Couarail lorrain.
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L
Toujours aussi intéressant... Au plaisir de te lire.
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