1915 : Ernst Jünger en Lorraine
Dans "Orages d'Acier"*, l'écrivain allemand Ernst Jünger décrit le bref séjour qu'il fit dans les régions de Mars-la-Tour puis de Pagny-sur-Moselle en avril 1915, avant d'être engagé dans le secteur des Eparges.
Le 12 avril 1915 nous prîmes le train à Hal et roulâmes par un long détour, pour déjouer l'espionnage, le long de l'aile nord du front, jusqu'aux abords du champ de bataille de Mars-la-Tour. La compagnie prit ses quartiers, comme d'habitude, dans une grange, au village de Tronville, l'un de ces ennuyeux trous crottés si fréquents en Lorraine, bâti de bric et de broc en cubes de pierre couverts de toits plats et de dépourvus de fenêtres. Nous devions, par crainte des aviateurs, nous tenir le plus souvent dans notre bourgade bondée de soldats ; nous rendions cependant visites aux lieux illustres et tout proches de Mars-la-Tour et de Gravelotte. A quelques centaines de mètres du village, la route de Gravelotte était coupée par la frontière ; le poteau-frontière français gisait en morceaux sur le sol. Le soir, nous nous offrions souvent le plaisir mélancolique d'une promenade en Allemagne.
Notre grange était si décrépite qu'il fallait jouer l'équilibriste pour ne pas tomber sur l'aire à travers ses planches vermoulues. Certain soir, tandis que notre groupe, sous la présidence de son brave caporal Kerkhoff, était occupé à se partager les rations sur une mangeoire, voilà qu'un énorme billot de chène se détacha de la charpente et chut avec fracas. Par bonheur, il se coinça entre deux cloisons de torchis juste au-dessus de nos têtes. Nous en fûmes quittes pour la peur ; seule notre belle portion de viande fut ensevelie sous les décombres soulevés par cette chute. A peine nous étions nous blottis dans la paille, qu'on martelait la porte de coups sonores, et que la voix de l'adjudant, criant l'alerte, nous chassait de notre couche. Tout d'abord, comme toujours en pareil cas, un instant de silence, puis un remue-ménage confus, un brouhaha : "Mon casque !" " Où est ma musette à pain ?" "Pas moyen de passer mes bottes !" "Tu m'as fauché mes cartouches !" "Ta gueule crétin !"
Finalement, tout fut quand-même prêt, et nous marchâmes jusqu'à la gare de Chambley, d'où nous gagnâmes en quelques minutes de train Pagny-sur-Moselle. Nous escaladâmes les hauts de Moselle dans la matinée et nous arrêtâmes à Prény, féerique village montagnard, surmonté d'une ruine féodale. Cette fois, notre grange se trouva être un édifice en pierre, plein d'un foin parfumé de montagne ; ses lucarnes donnaient sur les collines mosellanes, plantées de vignes, et, au fond de la vallée, sur le bourg de Pagny, qui recevait souvent des obus et des bombes d'avion. Parfois, des projectiles tombaient dans la rivière, soulevant des colonnes d'eau hautes comme des tours.

Prény
La tiédeur du printemps nous ranimait et nous incitait dans nos heures de loisir, aux longues flâneries à travers cet admirable paysage de coteaux. Nous étions si exubérants que, le soir, nous passions encore quelques instants à nous faire des blagues avant de nous endormir tous. Une plaisanterie classique, entre autres, consistait à verser d'un bidon de l'eau ou du café dans la bouche des ronfleurs.
Le soir du 22 avril, nous quittâmes Prény et fîmes une marche de plus de trente kilomètres jusqu'au village d'Hattonchâtel, sans avoir un seul éclopé, malgré le poids du barda ; nous campâmes à droite de la fameuse "Grande Tranchée"**, en plein cœur de la forêt. Tout indiquait que nous allions être mis en ligne le lendemain.

Ernst Jünger (1895-1998)
* Jünger ; Journaux de guerre - Orages d'Acier ; De Bazancourt à Hattonchâtel
**en Français dans le texte